
Le rôle de l’intellectuel dans les processus politiques africains: Une Conference en mémoire du Professeur Abdalla S. Bujra
Malindi, Kenya | 7-8 Avril 2025
Le CODESRIA a cinquante-deux ans. Officiellement crée en 1973, ses origines remontent, cependant à une conférence tenue en 1964, a Bellagio (Italie), sur le thème « La recherche économique en Afrique’. Des dix Directeurs d’Instituts africains de recherche invites, seuls deux étaient africains. Les autres etaient soient français ou Britannicus. La criante sous-représentation des Directeurs africains a la Conference de Bellagio a été un catalyseur d’une série de réunions de chercheurs africains. Ces rencontres ont été rebaptisées CODESRIA (Conférence des directeurs d’Instituts de recherche économique et sociale en Afrique) .1 Le CODESRIA s’est développé pardelà ces réunions, pour non seulement acquérir une renommée, une force institutionnelle dans les années 1970 et 1980, et une légitimité auprès des universitaires et des acteurs politiques africains, dont plusieurs ont oeuvres pour contribuer à leur manière au renforcement de l’agenda intellectuel du Conseil, en consolidant les valeurs et ses connaissances qui façonnent les processus politiques en Afrique. Bien qu’étant moins connu, le Professeur Abdallah Bujra a pourtant eu une profonde influence sur les trajectoires intellectuelles du Conseil et les processus politiques de plusieurs institutions. Il est décédé dans sa ville natale à Malindi le 8 janvier 2025. Quoi qu’il soit relativement méconnu, ne signifie pas que ses contributions n’étaient pas à la hauteur de ses pairs, mais témoigne plutôt de sa discrétion. Bujra était l’un des derniers membres fondateurs du CODESRIA encore en vie. Il a servi comme deuxième Secrétaire Exécutif du CODESRIA, de 1975 à 1985. Auparavant, il a travaillé aux côtes du Professeur Samir Amin, pour donner naissance au CODESRIA que nous connaissons aujourd’hui, et pour mettre en place des mécanismes institutionnels qui définissent encore le Conseil aujourd’hui. Avec le Professeur Samir Amin et Adebola Onitiri, ils ont organisé la première Assemblée Générale du CODESRIA en 1973, formalisant ainsi l’institution. L’établissement du cadre institutionnel du CODESRIA et son émergence en tant qu’organisation de premier plan représentant l’Afrique et la mise en valeur du meilleur de ses travaux en sciences sociales ont germés et pris racine sous la direction de Bujra. Durant son mandat il a piloté et veillé au développement de l’organisation en se fondant sur le principe de l’autonomie institutionnelle, dans un contexte ou le CODESRIA dépendait des partenaires financiers extérieurs. Le Conseil a appliqué les principes du Professeur Bujra, pionnier sur l’autonomie institutionnelle, qui a également inspire les secrétaires exécutifs suivants du Conseil, sous la direction de leurs Comités Exécutifs respectifs, à privilégier cette approche comme pierre angulaire de leur engagement auprès de ceux qui soutiennent le Conseil. De ce fait, le CODESRIA à développer des structures lui permettant de manière indépendante de définir son programme intellectuel et de rechercher des soutiens en fonction de ce programme. Cette autonomie explique pourquoi le Conseil, a souvent rejeter des généreuses opportunités de financement lorsque ces dernières étaient accompagnées d’un agenda préétabli.
La capacité de définir son propre programme de recherche est au cœur de l’engagement du CODESRIA en faveur de la recherche fondamentale et de sa résistance aux programmes de recherche prédéfinis par des orientations politiques établies à l’avance. En plus de mettre l’accent sur l’autonomie institutionnelle, Bujra a grandement contribué à faire de la recherche fondamentale la spécialité du CODESRIA et a œuvré délibérément à l’élargissement de l’agenda intellectuel du Conseil. Sous sa direction, plusieurs conférences académiques, séminaires et colloques ont été organisés sur le continent, abordant des sujets importants tels que l’industrialisation, le développement rural, l’intégration économique, la technologie, la population et la démocratie. Au fur et à mesure que la communauté intellectuelle s’agrandissait et se mobilisait, ces thématiques ont évolué reflétant l’engagement dynamique du CODESRIA face aux préoccupations académiques et politiques urgentes. Le Conseil s’est intéressé à la conceptualisation des sciences sociales en Afrique, avec pour objectif de critiquer leurs fondements euro centriques, de définir et de délimité le champ de la recherche en sciences sociales sur le Continent, et de positionner le CODESRIA comme une institution de référence pour la promotion des voix africaines dans le domaine des sciences sociales et humaines. Dès les années 1980, les efforts du Conseil pour faire progresser les sciences sociales et humaines étaient déjà bien palpables.
L’intérêt croissant pour la compréhension de l’évolution et du rôle des sciences sociales répondait à la mobilisation accrue de la communauté africaine des sciences sociales et à l’émergence de communautés épistémiques autour des questions et de débats spécifiques sur l’Afrique. Cette mobilisation ne visait pas seulement l’expansion, mais aussi l’ancrage de cette communauté en tant que réseau panafricain identifiable. Le Conseil avait commencé à mobiliser différents groupes de travail, un processus qui a conduit, dans les années 1980, à la formation de groupes de recherche désignés sous les noms de Groupes Nationaux de Travail, Groupes Multinationaux de Travail et Réseaux de Recherche Comparatifs. »
Le dynamisme du Conseil s’est également affirmé avec le lancement du journal Afrique et Développement, la revue phare du CODESRIA en sciences sociales, qui publie cette année son cinquantième volume. Bujra a également supervisé la publication de nombreux ouvrages et travaux scientifiques importants. Cet élan s’est accompagné d’un effort délibéré pour remédier à la fragmentation historique des communautés africaines des sciences sociales, selon des clivages restrictifs aux motivations nationales, régionales et même linguistiques. Le CODESRIA a ainsi introduit une approche éditoriale multilingue, avec des traductions de ses publications dans au moins deux langues largement parlées au sein des communautés intellectuelles africaines. Les traductions de l’anglais vers le français, et inversement, sont devenues quasi systématiques lors des réunions organisées par le CODESRIA.
Bujra a formulé la vision des publications et des traductions dans son éditorial du tout premier numéro d’Africa Development. Après avoir passé en revue la littérature croissante sur l’étude du continent, en mettant en lumière les lacunes et les nombreuses faiblesses qui laissaient un vide intellectuel que la revue pouvait combler, il a justifié la nécessité pour le Conseil de se concentrer sur la problématique du sous-développement, estimant que les études existantes n’éclairaient pas la nature fondamentale du processus de développement. Pour lui, l’objectif ultime était de « fournir aux chercheurs africains l’opportunité de contribuer au développement général du continent par une discussion vigoureuse des stratégies de développement existantes, des problèmes et des alternatives ». S’exprimant directement sur la finalité d’Afrique et Development, Bujra écrivait que la revue chercherait à attirer l’attention sur les domaines de recherche négligés en Afrique et « à offrir un espace aux chercheurs africains (et non-africains) pour débattre des questions importantes ainsi que pour faire connaître les résultats de leurs recherches. Ce faisant, nous espérons encourager une recherche plus pertinente et orientée vers les politiques, dans une perspective africaine. L’objectif ultime est de fournir une opportunité aux chercheurs africains de contribuer au développement général du continent par une discussion vigoureuse des stratégies de développement existantes, des problèmes et des alternatives. Je suis un optimiste et suis donc convaincu que ce défi sera relevé par les chercheurs en sciences sociales africains. »
Au moment où Bujra quitta le CODESRIA en 1985, la réputation du Conseil en tant qu’organisation panafricaine représentative du meilleur des contributions intellectuelles africaines en sciences sociales et humaines était déjà forgée. En établissant ces bases solides pour les pratiques institutionnelles, Bujra et ses collègues ont veillé que l’engagement africain dans les discours mondiaux s’éloigne du pedigree colonial sur lequel il s’était largement appuyer pour adopter une orientation moins raciste et davantage axée sur l’économie ont permis de réorienter l’engagement intellectuel africain dans les débats mondiaux. Celui-ci s’est ainsi progressivement détaché de l’héritage colonial et de l’afro-pessimisme qui l’avaient largement dominé, pour s’inscrire dans une perspective moins marquée par le racisme et davantage fondée sur une lecture en termes d’économie politique.
L’œuvre d’Abdalla Bujra constitue à la fois une porte d’entrée significative et un point d’observation privilégié pour analyser le rôle de l’intellectuel dans les arènes politiques africaines. Bien que cette rencontre soit organisée pour honorer sa mémoire et commémorer ses contributions, réduire celles-ci à de simples hommages personnels ne rendrait pas suffisamment justice à son héritage. Il est essentiel de réfléchir également au contexte plus large dont Bujra est issu — notamment la côte kenyane —, aux engagements académiques qu’il a menés, aux interventions politiques qu’il a initiées ou dirigées, ainsi qu’aux répercussions de ces politiques sur une diversité d’acteurs et d’institutions à travers le continent et au-delà. Il est, par exemple, pertinent de revenir sur « l’alternative à l’agenda de libéralisation de marché à la logique de terre brûlée alors promu par le FMI et la Banque mondiale », que Bujra a portée. Le professeur Chege, dans son hommage à Bujra, soutient que le DPFM, que ce dernier a fondé et dirigé, « adopta une position médiane dans les débats sur la libéralisation économique, plaidant pour des économies de marché assorties de bénéfices de protection sociale pour tous ». Il ajoute par ailleurs que, dans l’ouvrage dirigé par Bujra en 2005 sur la transition démocratique au Kenya, ce dernier appelait à « une lutte pour passer du libéralisme à la social-démocratie », en opposition au maoïsme radical défendu par certains de ses anciens collègues de Dar es Salaam.
Comment les idées portées par Bujra ont-elles évolué au Kenya, ou plus largement en Afrique ? Et quels éléments de sa pensée devrions-nous conserver alors que nous réfléchissons de manière critique aux mutations actuelles de l’ordre mondial ? »
Cette rencontre sera donc structurée autour de trois formats : i) des témoignages familiaux sur la vie de Bujra ; ii) des hommages personnels de celles et ceux qui l’ont connu, côtoyé et ont collaboré avec lui ; et iii) des réflexions intellectuelles sur ses contributions scientifiques, culminant avec une tentative de dégager les enjeux clés qui nourrissent notre compréhension du rôle de l’intellectuel dans les processus d’élaboration des politiques publiques en Afrique. Le programme s’articule autour de ces formats, tout en incluant également une visite l’après-midi sur le ou il a été enterré. Les participants à cette rencontre comprennent des membres éminents de la communauté du CODESRIA, d’anciens Secrétaires exécutifs, des membres actuels et anciens du Comité exécutif, ainsi que des collègues issus des universités locales kenyanes ayant connu ou collaboré avec Bujra sous diverses formes. Nous avons également le privilège d’accueillir la famille de Bujra, notamment ses deux fils, ses frères et sœurs, ainsi que des amis et compagnons venus de Malindi et de Lamu.